L’expression « difficulté maternelle » recouvre l’ensemble des manifestations émotionnelles, psychiques et somatiques qui surgissent pendant une grossesse ou après une naissance et dont les effets et/ou conséquences seront perceptibles tant chez la mère que chez l’enfant.
Ces émergences, soudaines ou insidieuses, et de nature non prédictible à la lumière actuelle de nos connaissances, peuvent se cristalliser en troubles psychologiques ou physiques nécessitant un suivi approprié.
Ce terme relativement imprécis et n’appartenant à aucune classification médicale, nous apparaît cependant comme étant le plus respectueux, de notre histoire, de nos éprouvés maternels et surtout de notre identité. Il désigne sans en préciser et figer les contours, cet empêchement plus ou moins puissant à se sentir mère, à vivre sereinement sa grossesse ou sa maternité et à entrer en relation vraie avec son enfant.
Il n’y a donc pas de définition unique et exhaustive de la difficulté maternelle : elle peut prendre le visage de chaque histoire personnelle, exister sous des formes cliniques diverses, elles-mêmes se présentant à travers des expressions individuelles, familiales, souvent sur plusieurs générations.
C’est d’abord un état émotionnel qui nous mène au cœur de l’intime des mères, au cœur de la maternité humaine et de l’inconscient. Ses manifestations peuvent être aussi complexes que diverses.
L’expression « difficulté maternelle » ne fait d’ailleurs que désigner le ou les troubles constatés sans préciser ce qui peut les provoquer. Elle enveloppe tout un état de difficultés psychiques consécutif à l’évènement maternité sans être de nature étiologique, c’est-à-dire, sans rechercher les causes.
Cette expression plutôt vague, peine à éclairer la nature de ce qu’elle recouvre, comme si à la paralysie des affects et des comportements maternels constatés, se superposait en retour chez celui qui en est témoin une paralysie de la réflexion et de la parole.
La difficulté maternelle vient révéler l’écart entre la maternité vécue et la conception que l’on en a. Elle souligne cruellement le contraste entre ce qu’une mère attend de sa grossesse et de la naissance de son enfant et de ce que ces évènements réveillent en elle. Ces moments sont souvent fortement investis de ce qu’elle y met d’idéalisations, d’exigences, et de volonté de rattraper et réparer.
La désillusion et la déception peuvent être alors au rendez-vous, si fulgurantes et culpabilisantes, qu’elles mèneront parfois jusqu’à la folie ou du moins à quelque chose de cet ordre.
Elle est ressentie comme une grande faute morale que l’on n’avoue à personne et difficilement à soi. De même, elle peut se cacher derrière :
Ces « distorsions » ont pour but de parer l’effondrement imminent, et sont au prix de grandes souffrances morales.
C’est une asphyxie permanente dont les mères s’évertuent à réprimer les suffocations. Elles avanceront, tour à tour, pour expliquer leurs difficultés : la fatigue, les conditions d’accouchement (parfois à juste titre dans les facteurs de risque), le caractère du bébé…
Longtemps ces états de maternité pour le moins « dérangeants » furent jugés en fonction de critères et concepts moraux et sociétaux : bonne et mauvaise mère, mère modèle ou dénaturée, défaut d’instinct, immaturité…, limitant de ce fait la maternité humaine à la reproduction biologique de son espèce et le comportement maternel au respect de certaines règles.
Puis ils furent répertoriés sous des pathologies psychiatriques bien définies : baby blues, dépression, ou psychose puerpérale, la maternité étant considérée un temps où pouvaient émerger des névroses sous-jacentes et le lien mère-enfant comme le résultat d’une programmation génétique.
Ces différentes approches ou conceptions de la maternité et difficulté maternelle semblent éviter ou recouvrir leur nature plutôt que la préciser… Elles ne rendent compte que partiellement, du fait que la maternité humaine se fonde sur une structure psychique de base commune à toutes les femmes. Celle-ci peut, selon l’histoire personnelle de chacune, se trouver modifiée, remaniée ou parasitée dans son déroulement.
En fait, la maternité humaine est spécifique de notre espèce et de son évolution et ne partage que certains points avec celle des mammifères.
Les troubles émotionnels de la maternité ne devraient pas être pris pour une simple crise d’identité à l’instar de ce qui se passe pendant l’adolescence ; mais considérés comme la manifestation sensible d’un véritable remaniement identitaire.
Il est également regrettable d’attribuer ces difficultés à une immaturité ou à un défaut de préparation psychologique de la future maman : comment avoir recours à ce genre d’explication pour les femmes qui ne vacillent qu’à la seconde ou troisième naissance ? Ont-elles traversé leurs précédentes maternités sans en avoir été affectées d’une manière ou d’une autre ?
La difficulté maternelle va même au-delà d’un déficit de son histoire personnelle, ou de l’intrusion d’évènements extérieurs, tout comme elle n’a rien à voir non plus avec une quelconque « personnalité » ou « fragilité de caractère », elle en est totalement désolidarisée.
L’origine de la difficulté maternelle nous mène à l’inconscient de la personne. Il y a un inconscient de la maternité, une construction psychique qui n’est pas mue par un quelconque instinct ou programme génétique.
On touche du doigt, dans ces moments de vacillement et d’effraction de soi, la vérité du développement humain, ce qui en fait toute la spéciation : ce fond humain universel et pourtant méconnu qui nous structure tous, et dont le bébé en naissant en est le représentant direct, le plus « pur ».
Ne pas pouvoir pressentir le « fond de son bébé » comme un retour à son propre fonds, ne pas pouvoir accueillir ce ressenti peut déboucher sur un sentiment d’anéantissement, de déchéance totale.
Les mères en souffrance sont prises alors dans des états de confusion et de perturbation considérables où la grossesse et surtout la naissance menacent à chaque instant de faire remonter avec violence leur propre détresse natale d’alors, leurs propres états de dépendance avec leur mère.
L’enfant devient malgré lui le « persécuteur » : celui qui, de par sa présence vulnérable, ses cris et ses pleurs, et sa demande insatiable, va venir réveiller chez sa mère des expériences archaïques et traumatiques d’abandon, de négligence et de solitude.
Lorsqu’avoir donné naissance physiquement à un enfant ne s’accompagne pas très vite d’un élan venant du plus profond de soi, lorsque s’occuper de son bébé revient comme à s’occuper d’un simple nourrisson, un « étranger », lorsque celui-ci est « un blanc » sur lequel rien de sa propre histoire et de ses attentes ne vient s’imprimer, cela revient à s’occuper de l’envers de la vie.
Et à défaut de se sentir intimement maternelle et confirmée dans sa maternité, elle s’absorbera en d’incessantes occupations — les conduites d’hyper activité — ou s’obligera à un maternage épuisant et irréprochable qui ne devra jamais venir révéler/trahir sa déception, ses défaillances et ce manque d’élan.
De même que certains comportements d’évitement (toujours inconscients ou préconscients) se mettront en place afin de maintenir une distance physique/psychique entre elle et son bébé :
Tout sera mis en œuvre pour « démissionner » et s’écarter de son enfant afin de le préserver de sa propre incapacité — réelle ou supposée — mais toujours considérée comme potentiellement dangereuse.
Au niveau de la difficulté maternelle tout sentiment ambivalent ne peut se dire ouvertement, ne peut s’avouer tant est grande la crainte de s’effondrer après une telle révélation, et il y a danger à s’effondrer en dehors d’un cadre hautement contenant et spécialisé.
La difficulté maternelle ne sera pas l’envie de « jeter son enfant par la fenêtre », expression imagée à laquelle on a recours parfois dans certains moments de fatigue et d’exaspération, mais plutôt l’envie de se passer soi-même par la fenêtre, de se jeter dans le vide existentiel de sa vie, dans le gouffre ouvert par cette naissance.
Ainsi de tentatives en échecs, de surprises en dépits, d’attentes en frustrations, une maternité s’emballe, déraille et se bloque dans la plus totale incompréhension et parfois indifférence. Une mère souffrira de ne plus avoir envie d’être mère, d’être incapable de gestes maternels.
Elle attendra alors que son bébé prenne de lui-même ce qu’elle ne sait pas donner, ce qu’elle ne se croit pas capable de donner… Le découragement cèdera la place à un sentiment démissionnaire : démission réelle ou psychique.
Et elle glissera si on n’y prête pas attention, de la désespérance où elle s’obstinait encore à attendre quelque chose qui ne venait pas, au désespoir et au renoncement de sa maternité.
Toutes les difficultés maternelles ne se présentent pas sous les traits d’une dépression.
Il serait simpliste sinon risqué de ne vouloir les identifier que sous ces seuls critères. La dépression avérée d’une maman n’est pas toujours synonyme non plus d’une difficulté maternelle sur un plan clinique : c’est-à-dire pénalisant la relation mère enfant et le développement psychique du bébé.
Certaines mamans dont le comportement ou l’état psychologique pourront inquiéter auront donc des bébés qui vont bien, tout comme la situation inverse — mère non déprimée et bébé en souffrance — se retrouvera dans des cas cliniques.
Channi Kumar avait déjà montré que cette difficulté d’attachement, ce manque d’élan et d’émotion autour de son bébé (ce qu’il désignait sous le terme de « bonding » : attachement de la mère à son bébé) ne passait pas toujours par la manifestation d’une dépression.
Des mères pouvaient très bien s’occuper de leur enfant, lui prodiguer même quelques marques d’affection sans vraiment se sentir concernées par leur maternité et qu’elles veillaient scrupuleusement à masquer ce vide émotionnel à leur entourage.
Il faut alors chercher chez le bébé les signes de souffrance et de mal naissance psychique qui atteste que quelque chose ne va pas entre les deux, qu’il y a un nœud dans la relation.
Pendant la période sensible — pendant les neuf premiers mois qui suivent la naissance de l’enfant d’après Rosine Debray, tout reste possible et réalisable en raison de la plasticité cérébrale de l’enfant et de l’émotion et l’attente encore palpables et palpitantes chez la mère après un accouchement.
Il faut veiller à intervenir ou consulter le plus tôt possible et ne pas attendre que le quotidien et l’accumulation des échecs et des déceptions viennent se superposer à la première strate de cette difficulté.
On peut toujours patienter et résister en puisant des forces et de l’énergie au plus profond de soi et attendre que ces moments passent d’eux-mêmes, et penser que c’est là en quelque sorte « le prix à payer » pour devenir mère, qu’il ne s’agit que de baby blues…
Certes cette difficulté se résout quelquefois spontanément lorsque quelque chose du bébé (sourire, regard, gazouillement, expression ou ressemblance) appelle la mère comme telle et que celle-ci peut accueillir et répondre à sa demande sans crainte de s’effondrer, de se perdre ou de lui être néfaste.
Mais elle peut aussi se résorber d’elle-même sous un mode négatif : le bébé va tomber malade ou bien alors sera perçu comme un « mauvais » bébé, un bébé difficile, exigeant peu gratifiant… ou encore la mère rentrera dans un cercle infernal de dépressions et de dévalorisation…
Tous les bouleversements émotionnels et psychiques chez une mère ou future mère ne sont pas imputables à une difficulté maternelle sous-jacente et ne justifient pas un suivi médical, c’est le cas du baby blues par exemple.
L’attente, puis la mise au monde d’un enfant sont des épreuves physiques et psychologiques considérables qui s’accompagnent de bouleversements légitimes.
Du début de la grossesse jusqu’à la naissance d’un enfant, parents et futurs parents sont l’objet de pressions multiples, car il y a dans l’évènement maternité comme une obligation morale d’être au rendez-vous de sa parentalité et d’afficher un bonheur sans nuage.
Grâce à la maîtrise de la contraception et de la fécondation, le désir d’enfant et sa conception sont devenus le fruit de décisions conscientes et mûrement réfléchies, du moins en apparence.
Comme le souligne la psychologue Pascale Rosenfelter, la part inconsciente du désir doit désormais s’inscrire dans le registre du conscient. Aujourd’hui il n’est plus acceptable ni même concevable de faire naître un enfant non désiré et plus encore de regretter sa venue par la suite s’il a été fortement attendu. Être ou devenir parents c’est d’abord avoir des devoirs vis-à-vis de son enfant (né ou à venir) et des obligations morales vis-à-vis de la société.
Pourtant :
Et puis il y a un temps nécessaire et tout à fait normal d’adaptation au « devenir mère » et de rencontre avec son bébé : ce que le psychanalyste anglais Winnicott désignait sous l’expression de « préoccupation maternelle primaire de la mère ». C’est-à-dire, un état d’hypersensibilité et de « régression inconsciente » où la mère s’identifie profondément à son nouveau-né, en retrouvant à travers lui, le bébé qu’elle fut, la mère qu’elle eut. C’est cet état de « régression » qui lui permet ainsi de s’ajuster aux multiples besoins tant physiques que psychiques de son enfant.
Nous ne voulons donc pas voir dans chaque larme versée, chaque soupir ou doutes exprimés, un accident de la maternité en préparation.
La difficulté maternelle se juge en fonction de l’intensité et de la durée de ce qu’éprouvent les mères après une naissance et aussi sur un plan clinique en fonction de ce que l’on observera dans le comportement et développement du bébé.
Il importe donc que l’on soit très vigilant dès les toutes premières semaines postnatales et que l’on ne minimise ou ne banalise aucun signe de déception, de découragement ou de souffrance maternelle. De même qu’il conviendra d’être très attentif, dès le début, au comportement du bébé, « naissant en devenir ».
Comment savoir si ce que l’on vit doit nous amener à consulter au plus vite, puisque ce bouleversement est propre à chacune ?
Y a-t-il quelques symptômes communs, quelques points de repère qu’il convient de reconnaître et de ne pas minimiser ?
Comment rester vigilant sans être alarmiste ?