Fin janvier 2019 : Test grossesse positif.
Je suis chamboulée, cette grossesse est désirée mais pas attendue à l’instant T. On me prédit depuis des années une difficulté à tomber enceinte sans traitement et un risque de grossesse arrêtée précoce plus élevé que la moyenne. D’ailleurs, cette grossesse, je n’y crois pas. Je pense d’abord à un test, puis deux, puis trois, défectueux. Seule la prise de sang me fait prendre conscience de la réalité de cette grossesse. Je dis à mon futur mari « mais bon, ne te fais pas trop de joie, je risque de le perdre de toute façon. »
J’apprends qu’avant 25SA, les conjoint.e.s n’ont pas leur place dans la salle d’auscultation : je me prépare à encaisser seule une mauvaise nouvelle. Heureusement tout va bien, on entend même le cœur de bébé à l’échographie. Ma grossesse est plus avancée que je ne le pensais. Quelques heures après, je suis prise de douleurs atroces. Nous retournons aux urgences : coliques néphrétiques et fièvre très élevée.
Je n’arrive pas à positiver. Je suis convaincue que je vais perdre ce bébé qui m’a été « donné » par erreur. Je passe la journée de mon mariage dans la crainte de faire une fausse couche.
Les cinq premiers mois, je continue de perdre régulièrement du sang rouge vif. J’enchaîne les coliques néphrétiques, les cystites, les infections diverses, les contractions... Je m’enfonce. Ce bébé, je le veux, mais on m’a tellement répété qu’il ne viendrait pas sans traitement, que je n’arrive pas à me dire que tout ira bien. Les soucis de santé, sans gravité néanmoins, ne font que confirmer mon pressentiment.
Je ne suis pas aidée : autour de cette grossesse, les humeurs sont diverses. Si beaucoup se sont réjouis, d’autres ont fait sentir leur détresse. Déjà fragilisée par un premier trimestre angoissant, ma belle-mère se met à pleurer et sort « fumer, elle a en besoin » quand on annonce la grossesse. Nous lui aurions annoncé une maladie grave touchant son fils, que la réaction aurait été la même. Quand elle revient, elle me parle de sa première grossesse où le cœur des bébés a arrêté de battre à quelques jours / semaines d’intervalles au cours du 4ème mois (ce qui pour elle avait presque été un soulagement car elle ne se voyait pas avec des jumeaux). Elle me parle aussi de la nécessité d’attendre avant d’acheter etc. Toutes les choses que je n’ai pas besoin d’entendre à ce moment-là.
J’ai tout le temps peur de perdre mon bébé. Je ne m’alimente que très peu entre la grossophobie ambiante de certains soignants de la maternité et ma crainte de manger un aliment « interdit » (et donc de faire du mal à mon bébé), je me contente du minimum pour assurer le bon développement de mon fils.
Je n’arrive pas à me projeter dans cette grossesse, je repousse les achats et je m’effondre quand mon beau-père nous envoie des photos des choses qu’il a achetées pour recevoir notre fils chez eux. Même si cela part d’une gentille attention, je n’arrive pas à m’en réjouir : j’ai demandé d’attendre la naissance pour les cadeaux et, par superstition peut-être, je tiens à ce qu’on respecte ma demande (ou tout du moins qu’on ne me montre pas ce qu’on a acheté). Je me sens étouffée par les gens qui attendent plus que ce que je peux donner.
On me pose souvent la question « et alors, bébé va bien ? ». Cette question me ramène à mon sentiment d’impuissance et ma crainte de passer à côté de quelque chose de grave pendant cette grossesse. Comme si, j’échouais déjà dans mon rôle de mère puisque j’étais incapable de savoir s’il allait bien ou non. On devrait le sentir si quelque chose ne va pas, non ?
Sans m’en rendre compte, je pousse progressivement les gens vers la sortie : une distance se crée avec ma meilleure amie qui ne comprend pas mon état. Mais comment lui expliquer un état que je ne comprends pas moi-même ?
Je suis « Enceinte mais malheureuse », autant dire une anomalie pour beaucoup.
A l’hôpital, je suis l’angoissée de service. Une sage-femme me demande un jour « mais vous le voulez vraiment ce bébé ? ».
Mon beau-père passe toute la grossesse à me répéter que « vu mon état, je ne tiendrai pas toute la grossesse. J’accoucherai au moins un mois avant. »
Les dés sont jetés. Mais pas par moi.
Le dernier mois est horrible. A force de l’entendre, je suis convaincue que je vais accoucher plus tôt. D’ailleurs mon beau-père a annoncé à leur, très grande, famille que j’accoucherai autour du 7 septembre, alors que mon terme est le 29. Nous recevons quotidiennement des appels ou des messages demandant à l’un et à l’autre si bébé est arrivé. La réponse est toujours non. Cet afflux de messages m’angoisse. A tort ou à raison, je sens une pression supplémentaire sur mes épaules : tout le monde attend ce bébé et moi je le garde bien au chaud. La veille de mon accouchement, suspicion d’embolie pulmonaire. Jusqu’au bout, les tracas, heureusement sans gravité, auront continué.
L’accouchement arrive enfin. Je sais qu’une fois bébé né, tout ira mieux. C’est sans compter sur l’équipe qui m’accompagne et continue de voir en moi l’angoissée de service. L’accouchement sera long. Je fissure la poche des eaux le jour du terme, je suis déclenchée le lendemain et j’accouche le surlendemain. 2 nuits et 3 jours sans arriver à fermer les yeux. En salle de pré-travail, les femmes s’enchaînent dans le lit à côté de moi. Impossible de dormir entre les allers-retours de chacune et les bruits de souffrance, totalement normaux, liés à l’avancée du travail. On nous parque deux par deux sans se soucier de notre confort et notre intimité. Comment être en forme pour accoucher dans ces conditions ?
Enfin, le moment arrive.
La péridurale ne fonctionne pas « impossible, c’est dans votre tête, faites un effort ! »
Au moment de la poussée, je suis épuisée.
Je réclame une épisiotomie « non, vous n’allez quand même pas être ma première de l’année. Allez, on se bouge ! »
« Bon là va falloir y aller, sinon il aura de graves séquelles neurologiques ».
Je hurle. Ça y est, moi qui ai eu peur de lui faire du mal toute la grossesse, je le tue en accouchant mal.
L’épisiotomie est enfin faite. Une poussée et il est là.
Je demande s’il va bien « évidemment Madame » dit avec dédain. On refuse de me mettre mon fils au sein, sans m’expliquer pourquoi.
Lorsque vient enfin le moment de le serrer contre moi et de lui donner sa première tétée, la sage-femme commence à me recoudre. Elle applique un anesthésiant mais je sens tout « Mais c’est dans la tête, il faut croire à l’effet de l’anesthésiant ! ».
Une première rencontre amère : je sers mon bébé contre moi pour la toute première fois mais j’ai peur de faire un malaise à cause de la douleur et de le lâcher. Je vis ce moment censé être magique en souffrant.
Le lendemain, on m’envoie la psy qui me dit : « mais Mme, par contre, il ne faut pas porter plainte hein ». Alors que je ne l’ai jamais évoqué.
Je rentre. Je suis épuisée, mais sereine. J’ai occulté mon accouchement.
Quinze jours après, un cours de portage.
L’intervenante me dit « Il n’a pas le réflexe de l’escrimeur. C’est signe de problème neurologique ».
Je ne dis rien. Mon mari me voit m’effondrer.
C’est fini. Tout me revient en tête. Je suis la mère qui a détesté la grossesse, cette anomalie de la nature. Je suis la mère qui n’a pas su donner la vie à son fils sans encombre et qui l’a blessé.
Les médecins ne parviennent pas à me rassurer. Je suis partie trop loin. Je suis nulle, inutile, mauvaise mère.
J’aime mon fils, je me raccroche à notre allaitement parfait.
Mais je n’y arrive pas. Mon mari travaille beaucoup. Je suis souvent seule toute la journée avec lui. Je me vois le cogner involontairement en ouvrant un placard, je me vois tomber avec lui dans les escaliers : je n’ose plus le porter seule de peur de mal faire. J’ai peur de ce que cela signifie, alors que je sais ne pas vouloir lui faire du mal.
L’attention de la majorité de nos proches est dirigée vers notre petit garçon. Comme beaucoup d’autres femmes, je passe du moment où je suis le centre de l’attention, au moment où je ne suis plus que la mère de mon fils.
Janvier, il faut reprendre le travail. Sauf que je n’y arrive pas. J’ai peur de le laisser et d’être encore plus une mauvaise mère.
Dans mon bain, je me dis « si je m’enfonçais dans l’eau, ce serait plus simple pour tout le monde ».
Je ne mange plus sauf quand mon mari est là. Je ne sors plus. Je ne dors plus. Je me cache pour pleurer.
Pourtant tout est si simple avec mon fils. Je l’aime, et même si parfois je suis en mode « robot », je sais que je m’occupe bien de lui et qu’il est en sécurité avec moi.
Les mots de certains concernant nos choix éducatifs ne m’aident pas. Si du côté de ma famille, nous recevons écoute et bienveillance. Du côté de ma belle-famille, les critiques / injonctions sont nombreuses. Celles qui reviennent souvent concernent d’ailleurs la place laissée à mon mari « Tu allaites ? Et lui, tu l’empêches de nourrir son fils et donc de créer du lien ? ». « Et donc, il s’occupe de ton fils le soir alors qu’il rentre d’une journée de travail ? En plus, il cuisine ? Tu pourrais quand même le ménager ». Et moi, qui me ménage ?
Je suis dans le brouillard, et chaque pique de ce type, me ramène au fait que je ne m’occupe sûrement pas assez de notre fils, que je suis bien trop angoissée quand mon mari part le matin et bien trop contente quand il rentre le soir. Je ne suis pas une bonne mère. Je ne suis pas une bonne épouse. Je ne sais même plus qui je suis.
Première tentative de consultation. Un psychiatre qui me dit « de me bouger, que je ne vais pas bien ok mais que je vis quelque chose d’heureux. » La deuxième refuse de m’arrêter car on n’arrête pas « une mère pour ça » même si elle conclue la session par un diagnostic de dépression post-partum et me propose un traitement.
Janvier c’est aussi le mois où notre première pédiatre ausculte notre fils et me dit « Il avait toutes ces tâches à la naissance ? ». Je confirme. « Il va falloir voir un dermatologue pédiatrique en urgence, ça peut être signe d’une maladie très grave, mais n’allez pas voir sur internet sinon vous allez avoir peur. » On passera sur le manque de tact qui évidemment m’angoisse et me conduit à aller sur internet. « Neurofibromatose ». Voilà ce qu’indiquent mes recherches. Le rendez-vous est pris, deux mois d’attente, deux mois d’angoisse. Il est annulé quelques jours avant : mars 2020, début du premier confinement.
Ce confinement m’aura fait autant de bien que de mal. Du bien, car mon mari restera enfermé avec nous pendant plusieurs mois. Je ne suis plus seule, je peux me reposer, je peux dormir, je peux lire, je peux redevenir petit à petit « moi ».
Mais aussi beaucoup de mal : pendant plusieurs semaines, je suis privée du pilier que sont mes parents. Ils habitent à 10 minutes en voiture mais nous ne pouvons pas nous voir. Eux doivent continuer à travailler, je m’inquiète pour mon père à risque. Ils loupent des semaines de vie de leur premier petit-enfant, à une période où il évolue si vite. Ça me fait tellement mal.
Entre-temps, j’ai rencontré une psychologue formidable. Elle ne me lâche pendant le confinement et continue de m’appeler toutes les semaines. Pour elle, tout s’est joué pendant la grossesse et les soignants sont passés à côté d’une dépression anténatale.
La fin du confinement est une libération. Nous retrouvons notre famille, nous rencontrons le dermatologue et l’ophtalmologue qui nous rassurent tous les deux.
Il me faudra presqu’un an après la naissance pour remonter la pente. Avec quelques rechutes et une incompréhension de certains proches qui m’enfoncent sans le vouloir. Comme cette fameuse phrase « Là ça va faire un an, faut se bouger quand même ».
Il est soutenant et bienveillant. Il est de ceux qui considèrent qu’ils ne sont pas l’Homme de la maison et qu’ils doivent faire autant que leur femme. C’est très précieux, et encore plus dans cette tempête que nous traversons.